L'hommage

Cette idée de rendre hommage à Bob, j'ai la ruminais depuis longtemps. Ecrire tant soit peu, ne serait-ce que quelques lignes sur le fondateur du Moulin, précurseur de l'Amitié, cet homme exceptionnel: depuis le temps qu'elle m'effleure vaguement, qu'elle traversait furtivement mon esprit sans savoir comment procéder. Et la voilà qu'elle prend corps grâce au Web et elle devient une évidence.

Assurément, cette idée, j'y pense depuis longtemps. Enfin, « longtemps », pas moins que certains pensent. J'ai connu le Moulin en 1957. « C'est à la fois simple et particulièrement singulier.. » comme il aurait pu le dire : C'est l'année de sortie du film « Rock around the clock », l'année où l'on chantait Paul Anka, les Platters, où l'on dansait le cha-cha-cha ! En ce millésime de 1958, fut signé le Traité de Rome, donnant naissance à ce qui est devenue l'Europe, mais surtout c'était l'appel au retour du Général de Gaule, c'est à dire la préparation de Mai 68 !

Naturellement quand je dis « 1957 ou 1958 » certaines jeunes personnes doivent se perdre dans l'anthologie des âges, des modes, des saisons, comme celle des chansons. « Au futur ou au passé, au temps où la pensée est libre où les hommes sont dissemblables, mais ne sont pas solitaires, au temps où la vérité existe où ce qui est fait, ne peut-être défait » citation de « 1984 » sur la communauté de l'Arche que Bob venait de découvrir en 1975 !

Sur les sentiers qui mènent depuis Lainsecq ou Sougères, de petits sentiers rustiques, un peu sauvages, la vibration de midi sur la voie romane sur les pentes de la colline, l'intensité des bleus, des gris, la verdeur des champs, le foisonnement inimitable des pins, sapins et chênes; la vision de la bâtisse du Moulin dressé en triomphe au sommet de la colline, l'intensité de la présence humaine ou celle de l'histoire de la Puisaye dispersée à travers les âges et les vents, me ramènent au plus intime de mes pensées, au point douloureux de la naissance du désir. Tout lieu est centre du monde.comme une île.

L'île en est le meilleur symbole. Un exemple de configuration pour un saharien comme moi, né au milieu des oasis desséchées et qui découvre un univers semblable. Au premier de mes voyages la-bas, aux Philippines, je suis tombé en contemplation de cet archipel merveilleux car au-delà de ses limites se déploie l'infini. Dans une telle configuration, le temps suspend ses habitudes en des fragments de temps purs. L'exception est souveraine, l'intensité de ce temps consumé dans l'extase avec une impression d'irréel, fragments d'éternité dispersés dans la durée du temps qui s'écoule.

Quel que soit mon désir et l'acharnement qui y succède, de trouver les mots justes ou l'explication convaincante, il est difficile de parler du Moulin en général, ne serait ce que parce que comme dirait Bob, « on » est littéralement investi par la pensée collective. Ici, la légende jusque là muette, a contribué à en faire une sorte d'Eden, à l'histoire opulente, frémissant de ferveur, auréolé des nuages du mystère, habité par des forces vives qui nous revigorent ou tout au moins excitent nos désirs étouffés, mis au silence. Sans doute a t-on été jusqu'à oublier ce que l'on voulait taire, mais on y fait tout de même allusion ? A chacun d'imaginer, selon son tempérament, ses impulsions ou plutôt ses pulsions. Ma démarche sera plus modeste. Je m'attacherai donc, à retracer le cheminement de ce personnage haut en couleurs que j'ai bien connu, sans jamais succomber à la faiblesse de ne pas dévoiler ce qui demeurera rattaché à l'intimité. Je tenterais à travers les méandres de ma mémoire faiblissant, de raconter ma rencontre avec lui et ces lieux comme ce qu'on appelle le coup de foudre.

Plonger au creux d'un temps déjà lointain, à la recherche de fragments de souvenirs encore bien vivants.

Le frisson se mêle à la gêne et au délice. Je m'engouffre dans un tourbillon de petites images d'où monte l'odeur à la fois rance et attendrissante des vieux papiers comme celle du Passé. Le passé et même le passé récent, car d'album en album, de livre d'or à un autre, tout est mélangé, vieux rêves obstinés de parcours en spirales, cheminements secrets d'hier et aujourd'hui, d'un temps à un autre. Voici enfin le printemps que je cherchais: il a un millésime: 1958. Les photos sont en noir et blanc, et l'on y voit briller des sourires et des regards, les uns bien ouverts, les autres cachés sous des paupières baissées ou d'épaisses lunettes.

Nous sommes à Etais, au printemps ou en été. J'aurais volontiers cru que c'était mon premier printemps au moulin, mon premier conte sur le pays de forterre, presque moyenâgeux, un peu irréel. Propulsé hors du temps, je suis projeté dans ces lieux avec le sentiment d'être dans une autre dimension? Oui, l'endroit était magique : c'est le petit bois à l'entrée du village où nous nous avions avec les jeunes d'Etais, Joëlle Catin et son frère Hugues, les filles Brousseau Isabelle & Michèle, Monique Laveau, Gisèle Noble, le fils du Dr Meyer etc où ils venaient chaque fois à ma rencontre. La plupart d'eux étudiaient à Clamecy. En ce temps là, Tahar et moi, avions un vrai emploi. Nous travaillions et comme, c'était la grève des étudiants algériens décrétée par le FLN, nous nous étions inscrits au Conservatoire des Arts et Métiers de Paris où j'avais opté pour l'organisation et la gestion des entreprises. C'était le soir après le travail que nous étudions : mais souvent, Baudelaire, Proust, Apollinaire, Flaubert où les philosophes faisaient place aux techniques comptables. Dans le petit studio que nous occupions rue du Temple, dans le Marais, des amis avaient collé sur notre porte l'étiquette de club des «philosophes ». C'était plutôt dans le sens épicurien du terme. Nous aimions la poésie, la vie. le maquereau au vin blanc !

Le moulin était tellement chargé de mémoire et de présence, d'imprégnation spirituelle. Une sorte de cumulus d'énergies et de bien être. Chacun évoluait librement dans son royaume. Avec des gens de la trempe de Bob et de Maurice, je dirais d'emblée que le Moulin : c'était eux ! Il y avait une subtile osmose entre les deux et nous. Un même souffle semblait les faire vivre. Il faut des gens féeriques pour que les lieux magiques s'animent. Une ambiance de Grand Meaulnes... Comment faire comprendre l'histoire de ce Moulin qui se charge, depuis si longtemps, du vécu de tant de gens? L'endroit est étincelant de tous les désirs, de toutes les mémoires qui l'ont habité, des gens qui l'ont traversé juste pour un jour , une nuit : peut-être même une nuit d'amour ! Le Moulin lui-même est devenu mémoire. Mais comment en parler sans rien trahir ou dénaturer? Des mots, des noms, qui s'ajoutent à ceux de Bob, de Maurice. Si bien que chaque fois que je pense au Moulin, c'est toujours ces mêmes mots qui reviennent, c'est toujours le même air comme dans la chanson. « On s'est rencontrés, on s'est perdu de vue, on s'est retrouvés... » Pour moi qui suis depuis toujours sensible aux signes d'un temps, en cette oasis de verdure, pour l'enfant du sud que j'étais, c'était un paradis, une oasis limpide et fraîche, une verte oasis noyée où seul un mouvement de balancement de branche ou d'arbuste, introduisait un trouble passager. Quelle que soit la saison, ici, le charme semble varié, différant même si souvent il faisait frisquet, et que dehors c'était la gadoue. Il fallait s'en accommoder comme d'autres inconvénients.

 

 

 

 

 

 

 

 

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